Mardyck (Nord), envoyés spéciaux.
À ArcelorMittal, il y a ceux qui encaissent et ceux qui banquent. Ce mardi 6 mai, alors que les actionnaires du géant de la sidérurgie tenaient leur assemblée générale annuelle au Luxembourg, où il fut question de leur verser plus que le 1,577 milliard d’euros en dividendes et rachat d’actions de l’an dernier, des salariés des sites de Dunkerque et Mardyck, privés d’augmentation cette année malgré des débrayages, avaient un tout autre engagement.
Quinze jours après l’annonce d’un plan de suppression de 636 postes, dont une moitié dans les usines du Dunkerquois, une trentaine de ces professionnels de l’acier avaient donné rendez-vous à la rédaction de l’Humanité, dans les locaux du comité d’entreprise, pour prendre les rênes d’une conférence de rédaction décentralisée. « Dans l’histoire du journal, c’est la première fois que l’on fait ça », se réjouit Maud Vergnol, codirectrice de la rédaction, en installant le « chemin de fer » du journal en construction. Ludovic Finez, le correspondant de l’étape, est déjà sur place.
L’opaque gestion du groupe contrôlé par la famille Mittal
9 h 30 a sonné depuis un bon quart d’heure, le rythme s’accélère. Attablés aux côtés des rédacteurs devant le « cortège » de l’édition du mercredi, les panneaux syndicaux rappelant leurs faits d’armes s’étalant sur les murs derrière eux, les « red chef » du jour en chasuble rouge n’ont pas joué longtemps les timides. Il faut bien se lancer quand il s’agit de sauver le vaisseau amiral de la sidérurgie française contre les sabordages de son propre capitaine d’industrie.
Il est décidé d’un commun accord que la rubrique « Premier plan » du journal sera consacrée à leur lutte : les Arcelor se saisissent des débats sur les « angles » et la hiérarchie des articles pour dénoncer d’abord l’opaque gestion du groupe contrôlé par la famille Mittal. « Selon que l’on soit au CSE Europe, France ou Mardyck, les chiffres sont toujours différents. Mittal, c’est le roi du flou et du mensonge. Tout est décidé au Luxembourg. Et quand on écoute les directeurs de site, leur phrase fétiche, c’est : “Je n’ai pas de marge de manœuvre” », assure Ludovic Putter, élu CGT au CSE de Mardyck.
Avec le temps, les représentants du personnel ont développé un sacré flair : celui de sentir le prochain mauvais coup porté aux activités du groupe. Les salariés ne se font pas prier pour cadrer le contenu des articles du jour, en brossant un historique de la situation et des responsabilités qui les mènent au bord du gouffre. Après les 130 postes supprimés à Reims et Denain en 2024, les 636 emplois que la direction voudrait rayer en 2025 sur huit sites pour mieux délocaliser en Inde des fonctions support, leurs regards se tournent avec inquiétude vers les hauts fourneaux de Dunkerque. Les deux derniers encore fumant sur l’Hexagone.
Mittal a bien fait miroiter un projet à 1,8 milliard d’euros pour remplacer les vieux fourneaux polluants par des fours électriques. Malgré les 850 milliards d’aides publiques promises, les fins limiers de la CGT ne croient plus aux engagements de « décarbonation » et sentent l’intention de la direction de fermer les coulées chaudes d’acier made in France (1 500 emplois concernés) pour privilégier l’importation massive de lingots d’Inde ou du Brésil, là où la multinationale investit vraiment.
« ArcelorMittal roule dans la farine les services de l’État, ça fait trente ans qu’ils n’investissent rien », tonne Gaëtan Lecocq, casque étiqueté CGT sur la tête, qui débarque tout rouge de son premier rendez-vous en « visio » avec le ministre de l’Industrie Marc Ferracci. « Il n’y a plus qu’une solution : la nationalisation. »
Pour les salariés, le vertige
Certains pressentent qu’ils ne pourront peut-être pas mener le combat jusqu’au bout depuis leur poste de travail. Est-ce la colère ? Ou la tristesse ? Il y a sûrement des deux dans les yeux embués d’Aline. À 52 ans, dont vingt-trois dans l’entreprise, cette informaticienne a appris, voilà quinze jours, que son nom était « sur la liste des emplois supprimés ». Il y a d’abord eu le « déni » : « Il fallait que je m’occupe des autres. Puis, j’ai posé une journée et, dans le huis clos familial, j’ai compris que j’étais vraiment concernée… »
Ensuite, le vertige. Comment faire avec la perte de salaire ? Comment faire pour la petite dernière en fin d’études qui prévoyait de filer au Portugal à la rentrée ? « Je me pose des questions auxquelles je n’avais jamais pensé. J’ai toujours travaillé. Il me reste plus de douze ans avant la retraite. Je n’imagine pas une période forcée sans activité », lâche la syndicaliste CGT, dont le père a aussi trimé chez Arcelor.
Ces questions que les journalistes notent à la volée dans la salle de rédaction improvisée, ils sont 636 en France à se les poser aujourd’hui. Mais l’inquiétude va bien au-delà des premiers concernés. Entre café et coup d’œil à l’horloge qui dicte le tempo du journal à écrire – il y a encore les autres sujets à passer en revue : la visite de Xi Jinping en Russie, les protestations contre Tesla, la hausse des expulsions locatives, et la place est comptée –, Richard, opérateur de ligne sur le site de Mardyck, raconte qu’il en est à son troisième plan de licenciements en vingt ans, d’abord dans une filiale d’Alcatel, puis chez Tioxide et enfin chez Arcelor. « Mon emploi n’est pas menacé… aujourd’hui », tempère ce père de quatre enfants.
Tous craignent les promesses politiques sans lendemain, comme en 2013 sous François Hollande. Regards entendus dans la salle, les plus anciens à l’Humanité se rappelant la campagne présidentielle de 2012 et les meetings à Florange perchés sur le toit des camionnettes. « Mittal refait exactement la même chose », lance, dépité, Philippe, qui fait la moue dès lors qu’on évoque François Bayrou en conférence de rédaction. L’incurie des pouvoirs publics couplée à la pression de l’Europe font dire à Mathieu, fondeur de 40 ans, qu’il est « résigné ». Il pense même que « tout va disparaître ». « La direction continue de dire que tout va bien mais un jour, ce sera le coup de massue, s’inquiète-t-il. Je vois bien qu’on nous y prépare, entre le manque d’investissements, la dégradation du matériel et la baisse des commandes. »
« Arcelor, c’est une cocotte-minute au milieu de l’agglomération de Dunkerque »
La vétusté des infrastructures d’ArcelorMittal est devenue pour tous une vilaine camarade de travail. « Arcelor, c’est une cocotte-minute au milieu de l’agglomération de Dunkerque », qui compte 28 sites Seveso, alerte Ludovic. Après un vote à main levée pour départager les sujets des pages société et monde, l’écoute se tend et la discussion bifurque lorsque les salariés évoquent leurs conditions de travail, sans cesse dégradées, jusqu’à en devenir dangereuses. Philippe Lux travaille depuis trente ans sur le site de Mardyck. Il a tenu tous les postes de sa chaîne de production.
Lorsque l’équipe de l’Humanité est entrée, il a raconté, à la cantonade, l’abaissement des effectifs, divisés par trois, depuis ses débuts. « On nous serine que l’automatisation permet de baisser les effectifs. Mais les robots ne remplacent pas des hommes, surtout quand les machines tombent en panne. » Le syndicaliste liste les risques, comme les fuites de gaz sur les fours, qui peuvent provoquer des asphyxies. Il dégaine aussi son téléphone portable, avec la photo d’une fuite sur une cuve de zinc : « Elles peuvent provoquer des brûlures très graves. »
Ce que confirme Christophe Delhelle, technicien d’exploitation à Dunkerque. Il évoque les alarmes des fours, qui se mettent si souvent en marche que plus personne n’y prête attention, alors qu’elles signalent la présence de gaz. « Avant, on jouait beaucoup sur la prévention, on démontait les conduites avant qu’elles ne s’encrassent. Aujourd’hui, la maintenance est complètement mise de côté. »
Il évoque aussi le management toxique, les cadences imposées, le mépris hiérarchique. « J’en suis à mon troisième accident de santé grave, en deux ans, reconnu par la Sécurité sociale comme lié au stress du travail », confie-t-il, dépité. Aline tacle Stimulus, l’outil de soutien psychologique mis en place par la direction. « Même la souffrance, ils l’ont externalisée », s’emporte-t-elle, amère.
Au moment de quitter les lieux, David le photographe prend un cliché du groupe avec drapeaux rouges de la CGT et Huma du jour. Gaëtan Lecocq, le responsable syndical, le dit haut et fort, sous les applaudissements : « Arcelor, c’est le combat de notre vie. Ça va être une lutte très longue, qui va durer des mois, des années. On va réussir, j’en suis totalement convaincu. » Rendez-vous est pris en septembre, à la Fête de l’Humanité.
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