On a d’abord parlé d’« une valeur inestimable » puis on s’est empressé de lui donner un prix : 88 millions d’euros. En ce monde du tout-marché, la valeur d’un bien ne peut s’estimer qu’en termes d’espèces sonnantes et trébuchantes. Avez-vous remarqué comment la moindre catastrophe naturelle, inondation, tempête, incendie, donne immédiatement lieu à une évaluation en termes de coûts, comme si les traumatismes et la désolation ne pouvaient s’exprimer qu’en chiffres. Pour le cambriolage du Louvre, le chiffrage n’est pas difficile : sept des huit pièces volées ont été achetées par le Louvre après 1985. Leur prix d’acquisition a pu servir à évaluer le dommage financier. Mais cela suffit-il à mesurer le dommage produit sur les personnels, sur la réputation du musée et sur le bien commun que constitue notre rapport à l’histoire de France ? Le premier inventaire des joyaux de la couronne a été réalisé sous François Ier, en 1530, bientôt 500 ans. Il ne s’agit alors que d’une poignée de diamants « inaliénables ».
La souveraine ne les portait que le temps du règne de son époux. Quand le roi mourait, elle devait les rendre afin que la nouvelle reine puisse les porter. Au fil du temps, les pratiques ont changé. Le trésor royal s’est accru au prix d’immenses souffrances populaires. Selon les périodes, certains des joyaux ont été vendus pour financer les dépenses royales, notamment les guerres. D’autres ont été dérobés, en particulier pendant la Révolution. Enfin la IIIe République a cherché à se débarrasser de ces symboles d’une royauté, d’un empire et d’une restauration honnis. C’est bien plus tard que l’intérêt grandissant du pays pour son patrimoine culturel et historique a conduit le Louvre à reconstituer peu à peu les collections. Si la grande majorité de la population n’a jamais vu les joyaux de la couronne et ne s’y intéresse pas spécialement, ils habitent malgré tout son imaginaire. En 1785, l’affaire du collier de la reine précipite le discrédit de Marie-Antoinette et contribue à affaiblir la monarchie juste avant la Révolution… et suscite nombre de fictions. Alexandre Dumas fait de la disparition des « ferrets » de la reine Anne d’Autriche, le cœur de son épopée des « Trois Mousquetaires ».
Plus près de nous, les bijoux de la Castafiore ont réjoui des générations de lecteurs et lectrices des aventures de Tintin. N’oublions pas une certaine sympathie populaire pour les voleurs de riches tels Robin des Bois ou Arsène Lupin. Avec le cambriolage du Louvre, la fiction dépasse la réalité : tant par l’aplomb démontré par les cambrioleurs que par l’importance réelle et symbolique du larcin. Surtout, cela a pu se faire en plein jour et sans qu’aucune personne, grâce au sang-froid du personnel, ait été blessée. On pourrait même en rire et certains ne s’en privent d’ailleurs pas ! Mais ne nous cachons pas qu’il existe aussi dans la population un fort sentiment de perte. Quelque chose nous avait été légué par les générations précédentes, nous en étions dépositaires et nous ne pourrons pas à notre tour le léguer aux générations suivantes. Ainsi le sentiment de perte ressenti à propos des joyaux du Louvre rejoint celui ressenti vis-à-vis d’un pays en voie de déclassement, de services publics en déshérence et de conquis sociaux tellement affaiblis qu’ils risquent de n’être plus qu’une peau de chagrin à transmettre aux générations futures. C’est cette conjonction de facteurs qui rend véritablement « inestimable » la valeur de ce qui vient d’être dérobé.
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