Un rapport de l’ARS montrant la pollution de l’eau de forage de la source Perrier a été modifié en décembre 2023 à la demande de l’industriel Nestlé, qui a fourni à l’ARS des “éléments de langage”. Didier Jaffre avait pourtant fixé sa ligne rouge devant la commission d’enquête sénatoriale : la qualité de l’eau.
L'”affaire” Perrier va-t-elle rejaillir sur le directeur de l’agence de santé d’Occitanie ? Le 23 mai dernier, ce n’est rien moins que la démission de Didier Jaffre que demande, dans les dernières lignes d’un communiqué de presse de deux pages, l’Unsa, union nationale des syndicats autonome santé cohésion sociale, au terme d’une semaine marquée par un dernier rebondissement au scandale de la fraude aux eaux minérales du groupe Nestlé, qui font l’objet d’un rapport d’enquête parlementaire, le 19 mai.
Le ministère de la Santé vient d’ordonner aux ARS (agence régionale de santé) une inspection de tous les sites de conditionnement d’eau minérale et de source d’ici fin 2026. “Ce scandale au plus haut niveau de l’État ne peut rester sans suite”, s’indigne l’Unsa. Et “le directeur général de l’ARS Occitanie ne peut se maintenir en poste après de telles dérives”.
Une alerte, involontaire, sur la qualité de l’eau du robinet
Didier Jaffre et la qualité de l’eau, c’est déjà une (longue). Arrivé en avril 2022 à la tête de l’ARS Occitanie, il l’a rappelé le 6 février dernier devant la commission d’enquête du Sénat, présidée par le Gardois Laurent Burgoa, il avait fait la “Une” du Canard enchaîné, le 18 octobre 2023, pour une alerte, involontaire, sur la qualité de l’eau du robinet : un courrier interne révélé par le “Canard” alertait sur la présence de polluants éternels dans l’eau du robinet, et se projetait dans un avenir proche qui nécessiterait de boire de “l’eau en bouteille”.
La tempête était finalement passée, à force de messages apaisants. Jusqu’à ce qu’un scandale d’eau en bouteille, cette fois, éclate. Pas n’importe laquelle : Perrier, une icône.
“Bleus de Matignon et “baïonnette intelligente”
La vague a frappé en deux temps cet “économiste de la santé de formation”, qui, a-t-il dit aux sénateurs, “n’est pas un scientifique” et “n’avait jamais eu à traiter d’affaires liées à l’eau jusqu’à (ma) prise de fonction” à Montpellier, siège de l’ARS Occitanie. Le 6 février 2025, le corapporteur de la commission d’enquête sénatoriale, Alexandre Ouizille, sénateur de l’Oise, bouscule Didier Jaffre dans un long (91 minutes) échange technique courtois. Pourquoi le directeur de l’ARS n’a-t-il pas “activé l’article 40” (du code de procédure pénale), qui engage un officier public ou un fonctionnaire informé d’un crime ou d’un délit à saisir le procureur de la République ?
Dans une séquence à revoir sur site du sénat, on apprend beaucoup sur les “Bleus de Matignon”, ces ordres venus d’en haut qui s’imposent aux fonctionnaires, et sur la théorie de la “baïonnette intelligente”, condamnation de l’obéissance à un ordre manifestement illégal.
Les “éléments de langage” de Nestlé
Didier Jaffre fixe sa ligne rouge : “Les analyses ne remettaient pas en cause de la qualité de l’eau”. Le cas échéant, l’ARS aurait, assure-t-il, “demandé l’arrêt de la production” : “C’est systématique, il n’y a pas de question à se poser pour le coup”, affirme le haut fonctionnaire, qui fait part de “résultats divergents, sur certains points”, entre les analyses commandées par Nestlé, et celles réalisées par le prestataire de l’ARS. On est bien au-delà, à la parution du rapport d’enquête, le 19 mai. Les informations d’un lanceur d’alerte montrent comment un rapport de l’ARS consacré à la qualité des eaux de forage a été modifié en décembre 2023, à la demande de Nestlé, “afin de dissimuler la contamination de forages par des bactéries, mais aussi des herbicides et des métabolites de pesticides, parfois interdits depuis des années”.
Le directeur de l’ARS a d’abord résisté à la présidente de Nestlé Waters, Muriel Lienau, avant de céder et d’intégrer au document ses “éléments de langage”. Citée par le journal Le Monde, l’ex-ministre déléguée à la santé Agnès Firmin-Le Bodo, indique que le “sujet a été géré entre l’ARS et l’industriel directement”. Didier Jaffre, discipliné, confirme “ne pas avoir reçu de demandes du cabinet de la ministre”.
“Les rapports falsifiés, ce n’est pas si rare que ça”
“Au-delà de la démission de Didier Jaffre”, c’est à un “arrêt des confusions des genres” qu’appelle Hélène Egea, secrétaire générale adjointe de Synapse, une des composantes de l’Unsa, sur la filière santé-environnement. Pour le syndicat, “ces dérives incarnent une trahison des missions fondamentales des agents de l’État”, dont l’action est “entravée par des logiques politiques et privées incompatibles avec leurs obligations déontologiques” : “Les rapports falsifiés, ce n’est pas si rare que ça”.
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Les directeurs d’ARS n’y connaissent rien en santé environnementale, ce sont des cadres, ce ne sont pas des techniciens”, insiste la syndicaliste, qui fait le parallèle avec “le scandale Orpéa”. Elle s’inquiète des inspections tous azimuts désormais programmées sur les sites des industriels de l’eau : “Les recadrages sont théoriques, et les ARS, qui perdent des effectifs, n’ont pas les moyens de mener ces missions”, alerte-t-elle.
Sollicité, Didier Jaffre n’a pas donné suite. Quant à Laurent Burgoa, il rappelle que le rapport cible “un système”, pas “une personne”. Il attend que “l’État, de manière générale”, en tire des conclusions. Il est parfois prompt à actionner des fusibles.